"Secret Story" : une fable sociale aux accents régressifsTÉLÉVISION. Nous sommes en pleines vacances. "Secret Story" est encore là à occuper
nos yeux avec un spectacle soap-opératique d’une très grande efficacité
narrative : les images nous donnent à voir des corps et des visages que
l’on peut retrouver dans nos kiosques à journaux et dans notre presse
people préférée, et nous donnent à entendre des paroles dans des scènes
de télé-marivaudage que l’on peut retrouver en boucle sur les sites de
partage (ou de replay) de vidéos. Le tout commenté et sur-commenté sur
les réseaux sociaux de plus en plus adeptes du "live" 2.0. Sur toutes
ces questions médiatiques classiques et inépuisables, l’analyse est déjà
riche.
C’est pourquoi, dans une autre approche plus immanente et,
avouons-le, plus "estivale", il nous semble possible de prendre un peu
de recul pour nous arrêter, en ce début de mois d’août, sur le contenu
que propose l’émission et d’anal-yser, pour ce qu’elle est, la leçon
qu’en retirent les candidats pris au piège consenti de cet emboîtement
de dispositifs parlés.
Préambules "paranoptiques" sur la jalousie Quand bien même s’agit-il d’en faire un spectacle, l’enfermement et
la surveillance déterminent un regard qui fascine depuis toujours la
télévision, en particulier, et l’ensemble des médias "électroniques", en
général. Ne serait-ce que pour cette simple raison qu’un écran s’adapte
parfaitement à la sémiotique de la grille, à la pratique du monitoring
et à l’esthétique du quadrillage, notre société médiatique dans son
ensemble est comme aimantée par le spectacle du panoptisme, et, au-delà,
du paranoptisme.
Comme nous le dit la psychiatrie, la paranoïa est le nom générique
d’une grande famille de "maladies de l’interprétation" : paranoïa,
jalousie, hypocondrie, entre autres. Connectés à Internet, les nouveaux
médias sont des supports parfaits pour de telles vérifications : le
jaloux "checke" les historiques d’appels et de SMS de son/sa conjoint/e,
l’hypocondriaque multiplie les consultations anxiogènes sur Doctissimo,
et ainsi de suite.
Au-delà, ces maladies deviennent des enjeux actuels très prégnants du
commentaire médiatique ; a-t-on assez souligné notamment que depuis
l’avènement de la télé-réalité, le test amoureux, la méfiance sexuelle,
l’adultère et le statut de "cocu" (cf. feue la torride "Île de la
tentation") sont revenus sur le devant de la scène médiatique et même
média-politique : aussi la question du "tweet" vengeur de la compagne du
président de la République n’est pas traitée très différemment des
multiples stratégies de revanche ou de vengeance d’une Nadège (Valérie
?) vis-à-vis d’une Capucine (Ségolène ?), relativement à un Thomas
(François ?).
Que ce soit sous forme maîtrisée et écrite (le Tweet) ou sous forme
contrainte et orale (la Parole de télévision), l’esthétique qui domine
la psychologisation de nos écrans est bien d’ordre roman-photographique :
le tweet ou le sous-titrage de télévision reviennent à doter des corps
publics de paroles intimes. Et de les commenter dans les divers organes
de presse certes spécialisés, mais toujours plus comparables. Aussi
a-t-on vu très récemment "L’Express" titrer – de manière très
"endémolle" – sur
"Le Poison de la jalousie"…
Quelques remarques sur le goût audiovisuel pour l’enfermement C’est, en réalité, l’ensemble des médias qui participent
symboliquement à ce que Michel Foucault appelait "l’archipel carcéral".
Sauf que chaque média privilégie bien entendu sa propre médialité : le
cinéma favorise le spectacle de l’évasion ("Alcatraz", "La Grande
évasion", "Brubaker", "Les Evadés", etc.).
La télévision favorise le spectacle du flux et de l’observation de
corps mis sous cloche. Gageons que le web ne manquera pas de produire
ses propres spectacles à coup de géo-localisation, de reconnaissance
faciale ou d’espionnage en tous genres : que l’on pense seulement au
genre du documentaire qui, se redéfinissant en "webdocumentaire", s’est
immédiatement attaché au spectacle carcéral avec le fameux
"Prison Valley"…
Il reste que, dans cette dernière décennie, c’est évidemment la
télé-réalité qui a magnifié la surveillance en spectacle, en
construisant des dispositifs de type carcéral aptes à exhiber et faire
parler des corps et des histoires. Et ce, tout en nouant de forts liens
d’influence réciproque avec les séries télé.
C’est ainsi le cas de fictions aussi séminales que "Le Prisonnier" et
"Oz", ainsi que "Prison Break". À la télévision (média temporel par
excellence), l’enjeu est finalement simple : montrer la capture
(l’enfermement) afin de capter (et de captiver) le spectateur ; voilà en
quoi consiste par essence ce que l’on pourrait appeler le contrat de
captation des grands médias audiovisuels.
Topographie de l’analité Que ce soit dans les séries ou les dispositifs d’enfermement, il en
ressort que le spectacle se trouve intimement lié avec l’ombre et avec
la constriction de l’espace.
Du point de vue de l’ombre, d’une part, le "secret" et la
dissimulation procèdent d’une visibilité volontairement contrariée. Et
rien n’est plus emblématique, à cet égard, que l’esthétique de plus en
plus gothisante de "Secret Story", qui multiplie les pièces secrètes,
les cachots, les souterrains, les trappes, et les replis de sens.
Cette architecture de l’ombre s’inscrit dans une métaphore elle-même
fondamentale de notre époque : la "sortie du placard", que ce soit sous
une forme active (le coming out) ou sous une forme passive (l’outing).
Notons, d’ailleurs, à quel point les séries de type gothique (de
vampires notamment) sont légion en ce moment à la télévision, qui jouent
à l’envi sur cette opposition entre l’ombre et la lumière, la minorité
invisible et la question de son accès à la visibilité .
Du point de vue de l’espace, l’architecture gothique renvoie, dans
"Secret Story", à une succession de conduits, de circuits, de
canalisations, d’ouvertures et de fermetures, qui organisent une
topographie typique de la rétention et de la libération (ou, comme
diraient les spécialistes, de l’"exonération").
La programmation de l’émission hebdomadaire est significative : elle
repose sur une longue phase de rétention du candidat, jusqu’à qu’il soit
enfin expulsé ; après quoi advient une seconde émission qui s’appelle
l’"After Secret" et qui est dominée par toute une série de commentaires
sur la sortie du candidat, portés par une rhétorique généralement de la
déception ou du "soulagement". Proprement, l’émission du vendredi de
"Secret Story" repose sur une cérémonie d’évacuation. Les candidats ont
ainsi conçu cette année une expression fort parlante, de ce point de vue
: "être nominé" équivaut pour eux à "faire un sas".
Un écosystème fortement homo-érotique D’une manière tout autant remarquable dans l’émission de TF1, le
spectacle du secret se fait sur un mode "énigmatique" (production et
révélation d’énigmes) ; ceci nous rappelle à quel point la détention du
savoir peut avoir une dimension symboliquement reliée à l’analité et
plus précisément à la gestion des flux. Étymologiquement, le "Sphinx"
est l’autre nom du "sphincter" (soit le fameux "sas" dont nous parlions à
l’instant). Incarné par la "Voix", il pose les énigmes comme une
instance qui régule les ouvertures et les fermetures de sens, et plus
concrètement les ouvertures et les fermetures de l’espace hautement
signifiant (pièces secrètes, portes, sas, souterrains, etc.).
De manière intertextuelle, cette architecture constrictive renvoie
également aux grandes séries télé évoquées plus haut : comme dans "Le
Prisonnier" et son "village global" sans issue, comme dans "Oz" et son
unité expérimentale, "Secret Story" est un espace codé, saturé de corps
captifs et sur-signifiants. Si le modèle narratif est "vocalement" celui
de "Desperate Housewives", il faut voir combien l’importance des codes,
des cryptes et des circuits secrets renvoie à l’univers référentiel
déployé dans une série comme "Prison Break" où les corps sont tatoués
(ici ressortent évidemment Julien et Fanny) et invitent à être pénétrés,
du moins épistémiquement…
Plus généralement, la "Maison des Secrets" se présente cette année
comme un écosystème fortement homo-érotique, à défaut d’être hystérisée
comme les années précédentes (que l’on se souvienne de "Josiane et
Brigitte", alias Thomas et Benoît, ou du bondissant Morgan de la saison
dernière qui était "cheerleader" de son état). Cette coloration est
d’autant plus sensible qu’elle se double d’une tension symbolique et
notamment verbale vers l’analité.
La suite de ce texte sera publiée vendredi 17 août 2012 sur Le Plus.Nouvel obs