"Secret Story 6" : une certaine esthétique de l'émission d'enfermement Rien ne serait plus improductif que de postuler la bêtise comme seule grille d’interprétation d’une
émission du type de "Secret Story". La pérennité de ce format (sixième
saison), ajoutée à l’histoire maintenant très fournie des dispositifs
comparables qui lui ont précédé (la liste est longue de "Loft Story" à
"Carré Viiip"), en atteste d’abord quantitativement.
La diversité impressionnante des commentaires, des lectures, des
reprises, des citations et désormais des tweets qui en est faite, le
confirme aussi qualitativement. Qu’on le veuille ou non, la télévision
dite "d’enfermement" continue, au gré de ses multiples redéfinitions, de
capter le regard et de mobiliser l’interprétation.
"Secret Story 6", capture d'écran (
TF1)
Il faut donc prendre au sérieux ces émissions et leur accorder, ne
serait-ce que sous la forme d’une hypothèse, la possibilité d’un intérêt
et d’une "efficacité symbolique" dans les images qu’elles livrent et
dans lesquelles elles invitent les "regardeurs" (comme dirait Cézanne) à
produire leur propre spectacle.
Contrairement aux explications toutes faites, regarder ce type
d’émissions ne relève pas de la simple "pulsion scopique" et voyeuriste.
Regarder la téléréalité en huis-clos, c’est participer à une
"esthétique" et une activité cognitive particulières. Et, onze ans après
le premier "Loft", le grand avantage de "Secret Story" est peut-être
bien d’expliciter plus nettement que jamais les enjeux multiples de
cette esthétique.
L’esthétique des émissions d’enfermementEn parlant d’"esthétique", il ne s’agit pas, bien entendu, de dire
que "Secret Story" est une "belle" ou une "honteuse" émission. Il
s’agit, au contraire, de neutraliser le jugement de valeurs faussement
moraliste, pour observer le soin intense qui est apporté dans cette
émission à la mise en images des candidats (cf. le générique), de leurs
relations et de leur espace de vie. Lorsqu’on observe l’évolution de ce
programme, telle que le
prime de vendredi soir l’actualise, ce
qui frappe avant tout, c’est l’importance extrême accordée aux décors et
à la décoration. Ce qui a profondément évolué depuis l’esthétique
"Ikea" des premiers "Loft", c’est l’effort
cosmétique qui est consenti à cette esthétique communicationnelle. De la réussite de celle-ci, dépend en partie le succès de l’émission.
L’esthétique en jeu est de l’ordre d’un "dispositif", c’est-à-dire avant tout de la
disposition des individus dans un décor, qui permet non seulement de raconter une
multitude d’histoires, mais aussi d’organiser des regards sur les corps
montrés (individuels et collectifs). Au fond, l’art de la télévision
contemporaine, procède de ce qu’on peut appeler un
design optique.
Il suffit, à cet égard, de penser à la géniale formule de Pierre
Schaeffer - alors directeur du Service de Recherche de l’ORTF - qui
définissait (on est en 1972 !) le "dispositif de recherche télévisuelle"
comme "le piège tendu à l’animal humain pour sa capture en vue
d’observation". On se dit alors que, depuis, les choses n’ont finalement
pas tellement changé. Peut-être même que le choc du premier "Loft
Story" a précisément été de matérialiser à nouveaux frais cette formule,
définitoire de l’esthétique propre à la télévision.
Le "dispositif" classique de la téléréalité est un
savant mélange de surveillance, de discipline, de punition (teintée d’un
léger sadisme), bref de tout ce qui relève d’une esthétique
"panoptique" (au sens de Michel Foucault). Il s’agit de promettre au
téléspectateur de "tout voir" : c’est le principe de la transparence, du
contrôle et de l’accès aux "coulisses".
Si l’on devait ainsi caractériser l’esthétique de la téléréalité
d’enfermement traditionnelle, on pourrait évoquer une sorte de
néo-baroque : la coulisse est sur scène ("Star Academy", par exemple que
W9 va bientôt "rebooter"), ce qui fait qu’elle devient la scène d’une
autre coulisse, et ainsi de suite. L’échec du très éphémère "Carré
Viiip" a été d’aller trop loin dans cette logique de mise en abyme. La
réussite de "Secret Story" a été de donner un sens ludique à sa
disposition panoptique.
L’esthétique de "Secret Story 6" : l’ombre et la lumièreCe que nous apprend, en effet, de manière saisissante le premier
prime de la sixième édition de la "maison des secrets", c’est la spécificité
esthétique enfin complétement assumée de l’émission, à savoir une
esthétique non plus baroque mais "gothique" (mâtinée de
fantasy genre "Game of thrones").
Certes, le fond panoptique est toujours là, mais en recul (les
douches ne sont plus filmées par exemple), en faveur d’une profusion de
nouvelles pièces. Ce que "Secret Story" met progressivement en place
depuis au moins trois saisons, c’est une géométrie à multiples fonds.
L’espace est conçu comme
à tiroirs. Personne ne voit tout à
fait la même chose à l’intérieur de la maison et seul le spectateur
garde l’impression de tout voir, de tout "monitorer" derrière ses écrans
(télévision et Internet).
L’espace est non seulement tout visible pour le spectateur, mais
composé d’une multitude de pièces "cachées", de chambres "secrètes", de
"capsules" discrètes, de "souterrains", de "cachots", de "trappes"…
L’émission de vendredi n’a pas été avare en ce domaine : est apparu le nouveau dispositif dans le dispositif avec la "
secretbox",
hybride entre l’imaginaire de la "boîte noire" et celui de la vitre
"sans tain". Internet oblige, le gothique est forcément numérique en
2012 : les ombres sont aussi celles des réseaux informatiques, inspirées
des Anonymous masqués. A l’intérieur de la "box", tels des espions sans
corps, les candidats virtuels portent des habits noirs, destinés à les
contenir dans leur ombre. Et la voix de prévenir comme par une maxime :
"On dit que c’est dans l’obscurité qu’on voit le mieux la lumière"…
Des cryptes à "décrypter"Triomphant à l’époque romantique, le roman gothique est marqué par
l’ombre et la couleur noire, parce que les espaces sont hantés par des
secrets souvent inavouables. L’enjeu profond de l’esthétique du
programme est alors de fabriquer au sein même de l’espace filmé une
série de "cryptes".
Avec tous ces niveaux différenciés de visibilité, les secrets sont
redoublés par des effets de "cachette" (pour le château gothique, on
dirait d’"oubliette"), qui suscitent ainsi une activité intensifiée de
"décodage" de la part des candidats et du téléspectateur, qui est, de
fait, invité au jeu de l’identification.
Bien entendu, ce recours aux cryptes est le fruit d’une véritable réflexivité des producteurs de ce genre de spectacles à vocation transmédiatique,
qui ont, depuis longtemps, fait le constat que le regard prédominant
dans nos sociétés d’écrans généralisés, est le fameux "décryptage". Les
chaînes comme les marques ont conscience que les téléspectateurs, comme
les consommateurs, savent désormais
décrypter les produits et les stratégies, et éprouvent même une certaine jouissance à pratiquer ce type d’interprétation.
En multipliant les effets de cache et de crypte, "Secret Story" joue
le jeu de cette attitude médiatique qui est méfiante, suspicieuse et
volontiers critique. Elle joue le jeu d’un spectacle panoptique qui,
sous l’effet d’un soupçon généralisé (typique du "on ne nous dit pas
tout !"), s’est depuis plusieurs années maintenant largement transformé
en un regard "paranoptique".
Ainsi que l’émission de vendredi nous le montre comme jamais
auparavant, "Secret Story" a fait de ce paranoptisme l’enjeu même de son
esthétique. "Que la grande enquête commence !", comme dirait Benjamin
Castaldi. "Et bienvenue en paranoïa !", serait-on tenté d’ajouter…
Nouvel Obs